Le dérangeant quotidien des cobayes professionnels
Dans le débat sur la marchandisation du corps humain, on évoque le plus fréquemment la prostitution – comme le rappelle crûment, ces jours-ci, le procès de l'affaire du Carlton –, la gestation pour autrui, la vente d'ovocytes et le trafic de divers organes. Cependant, on a tendance à laisser en lisière un autre genre de transactions, tout à fait légales, grâce auxquelles des volontaires sains prêtent, en l'échange d'une indemnisation, leur organisme à l'industrie pharmaceutique pour des essais cliniques. Il s'agit essentiellement des essais dits de phase 1 – qui précèdent ceux sur les malades –, dont l'objectif consiste à évaluer la tolérance des sujets aux nouveaux médicaments et à détecter d'éventuels effets secondaires. Sur le papier, un certain nombre de règles encadrent ces essais mais, par ces temps de crise économique, on voit l'apparition d'une véritable classe de cobayes professionnels qui, parfaitement au fait de ces règles, mettent au point des stratégies pour en contourner certaines. Et finalement vivre en louant leur corps, en s'exposant à répétition à des dizaines de molécules dont ils sont chargés de déterminer l'innocuité... ou la dangerosité.
Depuis une dizaine d'années, la chercheuse américaine Jill Fisher (université de Caroline du Nord) travaille sur le sujet des essais cliniques et en particulier sur ces prêteurs d'organisme. En collaboration avec une de ses étudiantes, Heather Edelblute, elle vient de publier une étude dans le Journal of Empirical Research on Human Research Ethics qui met en lumière les stratégies développées par ces personnes pour participer à un maximum d'essais et, ce faisant, maximiser leurs gains. Pour y parvenir, les chercheuses ont "enrôlé", en leur garantissant un anonymat total, 180 de ces cobayes de métier dans un projet nommé HealthyVOICES, destiné à comprendre leurs modes opératoires. Ces cobayes humains ont accès à un programme qui leur permet d'enregistrer toutes leurs participations (ou tentatives de participation) à des essais, en indiquant dates, lieu, nom des cliniques ou structures hospitalières, type de médicament, indemnités reçues, mais aussi un certain nombre de remarques personnelles sur cette vie itinérante ou sur les effets secondaires engendrés par les molécules.
L'étude met en exergue trois cas particuliers, ceux de Steve, Michael et Renee (il s'agit de pseudonymes), qui se sont inscrits en même temps au projet HealthyVOICES car ils participaient tous les trois au même essai lorsqu'ils ont été contactés par les chercheuses. On les suit pendant un semestre, six mois qui illustrent le quotidien des cobayes professionnels et livrent une vision, depuis l'intérieur, d'un "métier" peu banal et pour tout dire dérangeant, tant l'impression qui en ressort est celle d'un prostitution certes sans sexe mais tout aussi dégradante, voire aliénante, que l'autre.
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